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L’adieu de l’Homme en Noir : Le secret de sa maladie et son ultime provocation

C’est une page monumentale de la télévision française qui se tourne, dans le silence d’une chambre d’hôpital, loin des projecteurs qu’il avait si brillamment domptés. Thierry Ardisson, l’animateur, le publicitaire, le provocateur, “l’homme en noir” qui a fait et défait les réputations sur ses plateaux, s’est éteint le 14 juillet 2025. Il est 6h42 du matin, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris.

Sa mort, comme sa vie, n’a rien eu d’ordinaire. Elle est le dernier acte d’une mise en scène qu’il aura contrôlée jusqu’à l’obsession. Car derrière l’annonce de 2019, où il déclarait ne plus vouloir apparaître qu’en hologramme – une bizarrerie que beaucoup avaient prise pour une énième provocation –, se cachait une vérité tragique. Thierry Ardisson se battait. En secret, dans l’ombre, depuis 2012, contre un cancer du foie qui le rongeait.

Il est mort comme il a vécu : en maître du jeu, en scénariste de sa propre légende. Son ultime exigence, celle qui a marqué ses obsèques, en est la preuve la plus éclatante. Pas de fleurs, pas d’éloges funèbres. Juste une obligation, un “dress code” rigide imposé à tous les invités, de Michel Drucker à Laurent Baffi : venir en noir et blanc. Un dernier clin d’œil à son image, une dernière fois où il imposait son cadre, sa vision, son esthétique. Jusqu’au bout, Thierry Ardisson aura été l’architecte de son propre spectacle.

Pour comprendre cet acte final, il faut remonter le fil d’une vie passée à tout contrôler, à commencer par les mots. Né le 6 janvier 1949 à Bourganeuf, dans cette France rurale loin du tumulte parisien, Ardisson n’était pas destiné à la lumière. C’est par la publicité qu’il va faire son entrée fracassante. Dans les années 70, il fonde l’agence Business. Son génie ? La formule. Le slogan qui frappe. “L’abus d’alcool est dangereux pour la santé” (repris d’une loi), c’est lui. Les campagnes chocs pour Dim ou Cronenbourg, c’est encore lui. Il comprend avant tout le monde que ce n’est pas le produit qui compte, c’est l’histoire qu’on raconte autour. C’est la narration.

Cette obsession de la narration, il va l’importer à la télévision à la fin des années 80. Le petit écran est encore ronronnant, respectueux. Ardisson va le dynamiter. Son premier coup d’éclat s’appelle Lunette noire pour nuit blanche (1988-1990). Le titre seul est un manifeste. Il impose son personnage : costume noir, lunettes fumées. Il impose son décor : la nuit, propice aux confidences et aux transgressions. Il impose son ton : une insolence cultivée, un mélange de cynisme et de curiosité sincère. Il reçoit des artistes, des penseurs, des marginaux. Il dérange. Il dérange tellement que l’émission est arrêtée, jugée trop sulfureuse.

Cette première éviction, loin de le briser, va forger sa détermination. Il a compris que la télévision n’était pas un lieu de consensus, mais un ring. Et il veut être celui qui distribue les coups.

Le chef-d’œuvre de sa carrière, l’émission qui va le transformer en icône culturelle, arrive en 1998 : Tout le monde en parle. Le concept est révolutionnaire. Sur un même plateau, Ardisson mélange ce que la société française s’efforce de séparer : des intellectuels et des stars du porno, des ministres et des rappeurs, des auteurs maudits et des footballeurs. Il crée ce qu’il appelle “le mélange des genres”, une sorte de dîner en ville explosif où tout peut arriver.

Et tout arrive. Ardisson, avec son acolyte Laurent Baffi en sniper, ne cherche pas l’interview, il cherche la réaction. Il ne veut pas la vérité, il veut le “malaise assumé”. Ses questions sont des scalpels. Elles sont crues, dérangeantes, précises. L’émission fait grimper l’audience, mais aussi les plaintes au CSA. L’interview d’une ancienne actrice pornographique racontant sa descente aux enfers fait scandale. Qu’importe. Ardisson assume : “Je montre ce que la société cache. Si cela dérange, c’est que c’est utile.”

Il devient le roi de la nuit, le confesseur cynique d’une époque. Il lance Paris Dernière, une déambulation nocturne dans la capitale, ou 93 faubourg Saint-Honoré, un dîner filmé où l’alcool délie les langues. Son image est parfaite : un esthète de la nuit, un passionné qui préfère la tension dramatique au confort bourgeois.

Mais cette machine à créer du spectacle a son revers. L’homme en noir n’est pas aimé de tous. En coulisses, on critique ses méthodes. Laurent Ruquier, un temps chroniqueur, claque la porte en dénonçant un “climat anxiogène”. Des enquêtes l’accusent de manipuler les interviews en post-production, de “créer de faux clashes” en coupant des réponses ou en gardant les extraits les plus choquants. Ardisson ne nie qu’à moitié, revendiquant “le montage facile” et l’idée d’une “télévision scénarisée”. Pour lui, le réel n’est qu’un matériau qu’il faut sculpter pour en faire un bon “polar”.

Sa vie privée elle-même devient spectacle, notamment son mariage avec la journaliste Audrey Crespo-Mara, que les esprits chagrins voient comme une “alliance de pouvoir”. Lui balaie les critiques, affirmant que l’amour n’a rien à voir avec l’ambition.

Alors que les années 2010 avancent, son image se fissure. L’époque change. Avec Salut les terriens sur C8, son ton est jugé “classiste”, méprisant. Mais le virage le plus déroutant, le plus étrange, survient en 2019 avec L’hôtel du temps. Ardisson utilise l’intelligence artificielle pour “interviewer” des célébrités décédées, comme Dalida ou Coluche.

Le public est fasciné autant qu’il est révulsé. On crie à “l’exploitation morbide”. On s’interroge : l’homme en noir est-il allé trop loin ? Avec le recul, ce projet prend un sens tragique. L’homme qui fait parler les morts sait déjà qu’il se rapproche d’eux. La même année, il annonce vouloir devenir un hologramme. C’est le début de sa disparition programmée.

Car depuis 2012, il le sait. Le cancer du foie est là. Mais Thierry Ardisson refuse une chose plus que tout : la pitié. Il refuse d’être “perçu comme un malade”, car alors il ne serait “plus qu’un souvenir”. Il se bat donc en silence, protégé par son épouse Audrey, qui devient sa gardienne.

Il se retire de la vie publique. Ses apparitions se raréfient. Il trouve refuge à Ménerbe, dans le Lubéron. On l’aperçoit en octobre 2022, amaigri, le visage marqué, mais toujours en costume noir. En mars 2025, lors d’un dîner privé, il arrive en fauteuil roulant. Il lève son verre et lâche, dans un dernier trait d’esprit : “Je ne suis plus à l’antenne, mais je capte encore.”

Il est hospitalisé en juin à la Pitié-Salpêtrière. Il demande à ce que sa présence ne soit pas communiquée. Dans sa chambre, il regarde les archives de ses propres émissions, comme pour “se convaincre que tout cela avait bien eu lieu”, racontera un médecin.

Il reste lucide jusqu’au bout. Il signe ses dernières volontés, écrites à la main. Précises. Métronomiques. C’est là qu’il exige le “noir et blanc” pour ses funérailles. Il refuse les éloges. Il ne veut qu’une chanson : Perfect Day de Lou Reed.

Le 14 juillet 2025, à 6h42, il s’éteint. Seule Audrey Crespo-Mara et une infirmière sont à ses côtés. L’homme qui a bâti sa carrière sur le bruit et la fureur des mots s’en va dans le mutisme le plus total.

Le 17 juillet, à l’église Saint-Roch, le Tout-Paris est là. Et tous, sans exception, ont respecté le code : ils sont en noir et blanc. Un silence de plomb règne. L’entrée du cercueil se fait sur The End des Doors. Tout est orchestré. Son dernier spectacle.

Il repose désormais à Ménerbe, sous une tombe sobre. L’épitaphe, c’est lui qui l’a écrite. Elle résume l’homme, son ironie, son désenchantement et son contrôle absolu : “Thierry Ardisson 1949-2025. Pas la peine d’en parler. C’est fait.”

Michel Houellebecq, un invité qu’il avait su apprivoiser, a dit de lui : “Il était le seul à ne pas avoir peur du malaise.” C’est peut-être là tout son héritage. Thierry Ardisson n’a pas seulement fait de la télévision ; il a changé son ton, il a repoussé ses frontières, en forçant la société à se regarder dans le miroir, même quand le reflet était dérangeant. Il est mort comme il a vécu, en auteur. Il a écrit sa propre fin. Et c’est fait.

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