“Je dis mes répliques et je compte mon argent” : L’interview scandaleuse de Roger Moore où il révèle son premier jour chaotique avec Liz Taylor et les propositions de son professeur
Dans le panthéon des icônes du 20e siècle, Roger Moore occupe une place à part. Pour des millions de personnes, il est le flegme britannique incarné, le gentleman-espion James Bond, ou le justicier charmeur Simon Templar, “Le Saint”. Un homme dont le sourcil se lève avec plus d’efficacité qu’une arme de poing, un symbole d’élégance et de contrôle. Pourtant, une interview oubliée avec Dick Cavett vient dynamiter cette image lisse. Loin de l’agent 007, on y découvre un homme hilarant, brutalement honnête, délicieusement scandaleux et doté d’un sens de l’autodérision qui confine au génie.
L’entretien, réalisé au sommet de sa gloire, ne ressemble à rien de ce qu’on pourrait attendre. L’homme qui se présente n’est pas l’acteur, mais le “Tycoon”. Moore révèle qu’il est membre du conseil d’administration de Fabergé et qu’il dirige la branche européenne de leur société de production, Brute Productions. Il n’est pas là pour parler de ses cascades, mais pour annoncer ses nouveaux films en tant que producteur : un avec la légendaire Elizabeth Taylor, un avec Glenda Jackson, et un autre avec lui-même et Lee Remick.
C’est là que le vernis du gentleman commence à craquer pour révéler le “showman”.
Le jour où 007 a dû gifler une star

L’évocation d’Elizabeth Taylor allume une étincelle dans l’œil de Moore. Dick Cavett, l’animateur, lance les hostilités en plaisantant : “Je suis content qu’on lui donne du travail, cette pauvre Liz Taylor, elle a besoin d’argent”. Loin de défendre la diva, Moore entre dans le jeu et lâche la première bombe : sa toute première expérience à Hollywood était avec elle.
“J’ai fait mon premier film avec elle”, raconte-t-il. Il ne s’agit pas de “National Velvet” ; il plaisante : “J’étais sa première Lassie ? Non.” Il révèle que son premier film était “La dernière fois que j’ai vu Paris”, aux côtés de Taylor et de la superstar de l’époque, Van Johnson.
Quel rôle jouait-il ? L’icône du glamour britannique répond avec un sourire en coin : “J’étais le ‘tennis bum'”. Un “gigolo de tennis”, en somme.
Mais l’anecdote la plus croustillante concerne son tout premier jour de tournage. “J’arrive d’Angleterre, j’étais ‘vert’ (un bleu, un débutant)”, explique-t-il. “Et pour ma première scène, je devais frapper Van Johnson. Il jouait le mari d’Elizabeth Taylor.” L’horreur pour un jeune acteur : non seulement il doit jouer une scène de confrontation intense, mais il doit le faire avec la plus grande star du studio. “Je devais lui jeter un verre de scotch au visage !”
Moore mime la terreur de l’instant, le public est hilare. Le “tennis bum” inconnu, lors de son premier jour de travail, devait humilier le héros de l’Amérique. C’est le genre d’histoire qui forge un caractère, ou qui vous fait renvoyer en Angleterre. Pour Moore, ce fut le début d’une carrière basée sur ce détachement ironique.
“Je compte mon argent” : la méthode Moore
L’interview continue sur cette lancée de franchise brutale. Lorsque Cavett lui demande si la pression de la production est plus forte que celle du métier d’acteur, Moore livre sa “méthode” de travail, une tirade qui ferait hurler n’importe quel professeur d’art dramatique.
“Je ne travaille jamais vraiment dur, vous savez”, dit-il en haussant les épaules. “Je me lève, je vais au studio, je dis mes répliques si j’arrive à m’en souvenir, puis je rentre à la maison et je compte mon argent. Vraiment.”
La provocation est totale. Il se peint en mercenaire paresseux et vénal. Sentant le choc de son hôte, il en rajoute une couche : “Non, ce n’est pas que je suis méchant. Je le fais pour le plaisir que j’apporte aux… gens confinés chez eux.” Il explose de rire, incapable de garder son sérieux. Il admet être là pour l’argent, mais avec une honnêteté qui le rend immédiatement sympathique. Il plaisante sur le fait que sa femme lui coûte aussi cher qu’un gouvernement, confirmant qu’il n’a “jamais plus d’une épouse à la fois”.
Le professeur de Latin et le scandale évité
Mais l’interview bascule soudainement dans un registre bien plus sombre, bien que toujours traité avec une légèreté déconcertante. Cavett évoque les écoles anglaises et leur réputation de “sadisme”. Moore, soudainement, ne plaisante plus tout à fait.
Il raconte une histoire de son enfance. “Je n’ai jamais envoyé mes enfants en pensionnat”, dit-il sérieusement. “J’étais dans une école, et le professeur de Latin m’a dit… ‘Tu es un très beau garçon. Je pense que tu as besoin de cours particuliers. Voudrais-tu rester après la classe ?'”
L’atmosphère sur le plateau se glace. Moore raconte la scène avec son flegme habituel, mais l’horreur de la situation est palpable. Que fait le jeune Roger ? “J’ai écrit à ma mère : ‘Chère maman, s’il te plaît, envoie-moi mon vélo ou l’argent du billet, parce que je rentre à la maison.'”
Le professeur de Latin lui faisait des avances. La réaction de l’animateur est stupéfaite. “Comment tu t’es sorti de ça ?” demande-t-il. La réponse de Moore est un chef-d’œuvre d’humour noir : “Eh bien, soit vous restez à l’école et vous avez de bonnes notes, soit vous partez. Je n’ai pas eu mon diplôme de Latin.”
Cette capacité à transformer un souvenir potentiellement traumatisant en une blague sur ses mauvaises notes est la définition même de l’esprit de Roger Moore.

L’humour “so British” : de la police à la politique
L’interview est une succession de ces moments de grâce irrévérencieux. Il raconte une blague, impensable aujourd’hui, sur la légalisation de l’homosexualité en Angleterre. “Un homme a immigré en Australie. On lui a demandé pourquoi il partait. Il a répondu : ‘Ils viennent de légaliser ça en Angleterre, et je pars avant qu’ils ne le rendent obligatoire !'” Le public hurle de rire, à une époque où la provocation était un art majeur.
Il termine sur son père, une figure clé pour comprendre l’acteur. “Mon père était policier”, révèle-t-il. Mais il n’était pas un “bobby” dans la rue. “Il était dessinateur de plans. Il dessinait les scènes de crime.”
Et c’est là que réside l’astuce. “Mon père était un grand athlète. Il m’emmenait nager toute la journée en été, et il faisait ses dessins la nuit. Donc, enfant, je n’ai jamais vu mon père travailler.” La conclusion du jeune Roger ? “Quand on me demandait ce que je voulais faire, je disais : ‘Je veux être policier comme mon père… pour ne pas travailler !'”
L’interview se termine sur une dernière blague. Cavett lui demande si, avec son entraînement au cinéma, il pourrait maîtriser un agresseur dans la rue. Moore le regarde, l’air sérieux, et lâche : “Oh, absolument. Je peux courir plus vite que lui.”
C’est tout Roger Moore. Un homme qui refuse de se prendre au sérieux, qui préfère la blague à la posture héroïque. L’interview ne montre pas James Bond, ni Simon Templar. Elle montre le “tennis bum” qui a dû jeter un verre à la figure d’une star, l’écolier qui s’est enfui sur son vélo, et le fils de policier paresseux qui voulait juste nager. Et cet homme-là était bien plus drôle, bien plus complexe et, finalement, bien plus charmant que toutes ses icônes réunies.


