“Je chante parce qu’elle le veut” : La Tragédie Secrète d’Hugues Aufray, l’Homme qui ne Pleure qu’en Coulisses
Pour des millions de Français, il est une image éternelle. Un marin au regard libre, une guitare à la main, chantant “Santiano” avec une énergie qui semble défier le temps. À 95 ans, Hugues Aufray est plus qu’un chanteur ; il est un monument, une force de la nature qui continue de remplir les salles, “toujours en tournée”. Il incarne la persévérance, l’amour de la musique folk et une joie de vivre communicative.

Pourtant, derrière cette icône se cache un homme forgé par des épreuves d’une rare violence. Un homme qui a connu l’échec le plus cuisant, la ruine financière, l’humiliation publique et, par-dessus tout, une “profonde tristesse” qui ne le quitte jamais. Car si Hugues Aufray chante aujourd’hui, ce n’est pas seulement par passion. C’est pour tenir une promesse.
L’histoire d’Aufray n’est pas celle d’un succès fulgurant. C’est celle d’une lutte acharnée. Avant de devenir la légende que l’on connaît, il a dû affronter le mépris de l’industrie. À ses débuts, sa voix est jugée “trop naturelle” et son style folk “pas populaire”. Les producteurs le rejettent sans ménagement. “On me disait que je n’étais pas assez commercial”, confiera-t-il bien plus tard. Son premier album est un échec catastrophique, vendu à quelques centaines d’exemplaires, le poussant au bord de l’abandon.
La blessure est si profonde qu’il se souvient encore de ces nuits terribles. “Une fois, j’ai chanté pour cinq personnes et elles se sont endormies”, raconte-t-il. “J’ai pleuré sur le chemin du retour, me demandant si j’étais folle de rêver si grand.” Mais il s’accroche. Il apprend la guitare seul, dans son “appartement miteux”, et la persévérance paie.
Le tournant arrive en 1961 avec “Santiano”. C’est un raz-de-marée. La France adopte ce marin et son “son libre et aventureux”. Dans les années 60, Aufray est au sommet. Il devient le passeur, celui qui fait découvrir Bob Dylan à la France, traduisant “Blown’ in the Wind” avec un génie qui lui est propre. Il triomphe sur les scènes mythiques de l’Olympia. On pourrait croire l’homme lancé pour de bon.
Mais les années 70 apportent une nouvelle vague d’échecs. Le disco et le rock dominent ; le folk d’Hugues Aufray est soudainement considéré comme “dépassé”. Les ventes s’effondrent. Il tente de se réinventer, d’incorporer de la musique électronique, mais le public le rejette, l’accusant d’avoir “perdu son identité”. La peur s’installe, celle, terrible pour un artiste, d’être oublié. “J’ai peur que le public m’oublie”, avouera-t-il.
Puis vient le désastre. Dans les années 80, Hugues Aufray tente de vivre son autre rêve : élever des chevaux dans une ferme en Ardèche. Le projet est magnifique, mais il tourne à la catastrophe financière. L’artiste y investit tout ce qu’il a. La faillite est brutale. Il perd des centaines de milliers de francs et doit vendre ses actifs pour rembourser ses dettes. Le coup de grâce, l’humiliation suprême, est de devoir vendre ses chevaux adorés. “J’ai pleuré quand je les ai vu emmener”, racontera-t-il. “C’est un rêve que j’ai construit à partir de zéro.”

À un âge où d’autres songent à la retraite, Hugues Aufray doit repartir de zéro, chantant dans de petits festivals, épuisé mais déterminé à rembourser ses dettes. C’est cette résilience qui force l’admiration. Mais tous ces échecs, artistiques et financiers, ne sont rien. Ils ne sont qu’une préparation à la “plus grande tristesse” de sa vie.
Cette tragédie porte un nom : Hélène. Hélène Fort, sa première épouse, rencontrée en 1950 lors d’un bal. Elle est son roc, son inspiration, la mère de ses deux filles, sa compagne pendant plus de 70 ans. Elle est celle qui a “beaucoup sacrifié” pour lui, abandonnant sa propre carrière de danseuse pour devenir son manager officieux.
En octobre 2022, Hélène décède des suites d’une longue maladie cardiaque. Pour Hugues, le monde s’effondre. “Perdre Hélène, c’était comme perdre une partie de mon âme”, confie-t-il, brisé. “Je ne sais pas comment vivre sans elle.”
Mais la douleur est décuplée par un sentiment plus sombre encore : la culpabilité. La culpabilité de l’artiste toujours absent, toujours en tournée. Dans les dernières années de la vie d’Hélène, alors qu’elle est hospitalisée, il est à ses côtés, mais il est “tourmenté de ne pas pouvoir être davantage à ses côtés dans les dernières étapes de sa vie”. Il se sent “coupable de ne pas pouvoir faire plus pour la sauver”. Il pleure “parce qu’il ne pouvait pas la garder”.
C’est là que le mythe Aufray prend toute sa dimension humaine. Quelques semaines seulement après le décès de celle qui fut l’amour de sa vie, Hugues Aufray est sur scène. Le public ne voit que le sourire, l’énergie du “jeune homme” de 93 ans. Mais en coulisses, la réalité est tout autre. Il pleure. Il s’effondre, puis il se relève et monte sur scène. Ce soir-là, il livre la clé de sa survie, la raison de sa présence : “Je chante parce qu’elle veut que je continue.”
Depuis, il n’a pas arrêté. Il chante pour qu’elle “l’entende du ciel”. Il s’est remarié en 2023, à 94 ans, avec Muriel, de 40 ans sa cadette. Une femme qui, dit-il, “a apporté de la lumière”. Mais l’ombre d’Hélène est indélébile. Dans un rare moment de confession, il admettra : “Muriel a apporté de la lumière, mais je suis toujours triste car je ne peux pas oublier Hélène.”
Aujourd’hui, à la tête d’une fortune estimée entre 10 et 15 millions d’euros, Hugues Aufray pourrait s’arrêter. Il pourrait profiter de sa maison en Provence. Mais il continue. Car l’homme qui a chanté “Santiano” n’est pas un marin insouciant. C’est un homme qui a tout perdu, qui a pleuré sur ses rêves brisés, et qui est rongé par le regret de ne pas avoir pu sauver sa reine. Il chante pour rester en vie, pour tenir une promesse. Et c’est pour cela que chaque soir, le public se lève, saluant non pas seulement l’artiste, mais l’incroyable résilience de l’homme.


