Le Soir où le Débat a Explosé : Retour sur l’Affrontement Culte Ramadan vs Zemmour chez Ruquier
Il y a des moments de télévision qui ne sont pas de simples émissions. Ce sont des marqueurs temporels, des sismographes de la société qui capturent les tensions souterraines avant qu’elles ne deviennent des tremblements de terre. Le 26 septembre 2009, le plateau de “On n’est pas couché”, alors animé par Laurent Ruquier, est devenu l’épicentre d’un de ces séismes médiatiques. L’invité ? Tariq Ramadan. Face à lui, les deux polémistes attitrés de l’émission, Éric Zemmour et Éric Naulleau, rejoints ce soir-là par un Francis Huster passionné. Ce qui devait être une simple promotion de livre s’est transformé en un affrontement idéologique d’une rare intensité, un véritable “choc des titans” dont les échos résonnent encore dans le débat public français plus d’une décennie plus tard.
Cet épisode n’est pas devenu viral par hasard. Il a cristallisé, en près de 47 minutes d’échanges électriques, le conflit de deux France. Deux visions qui, loin de chercher le compromis, se sont télescopées avec une franchise brutale, exposant au grand jour les lignes de fracture d’un pays en pleine interrogation sur son identité.
Dès les premières minutes, l’atmosphère est lourde. Tariq Ramadan, venu défendre son livre “Mon intime conviction”, n’est pas là en simple invité ; il est en missionnaire sur un territoire perçu comme hostile. Éric Zemmour, lui, n’est pas en position de chroniqueur ; il est en gardien du temple d’une France qu’il estime menacée. Le premier échange donne le ton. Il ne s’agit pas d’une discussion, mais d’un procès d’intention.
Le cœur de la bataille s’est rapidement concentré sur le triptyque infernal du débat français : laïcité, voile, assimilation.

Le premier assaut est porté par Éric Zemmour, fidèle à sa thèse de l’assimilationnisme. Pour lui, la tradition française est claire, résumée par son adage favori : “À Rome, tu fais comme les Romains”. Il décrit une France où les vagues d’immigration précédentes se sont “confondues dans les tâches et replis de notre civilisation”, adoptant les mœurs et les coutumes, y compris vestimentaires. La laïcité, dans sa bouche, n’est pas une simple neutralité de l’État ; c’est un outil d’uniformisation culturelle.
Face à lui, Tariq Ramadan déploie une rhétorique tout aussi affûtée. Il conteste cette lecture de l’histoire, la qualifiant de “sélective et partielle”. Il rappelle que la France est, depuis ses origines, une nation multiculturelle, faite de Bretons, de Basques, d’Alsaciens. Il défend une autre laïcité, celle qui, selon lui, garantit la liberté de conscience et le choix individuel, affirmant que la loi de 1905 ne dicte pas aux gens comment s’habiller. “La France est une exception en Europe”, lance-t-il, mais pas celle que Zemmour décrit. Il plaide pour une reconnaissance de la “réalité plurielle des mémoires” qui composent la nation.
Le débat s’enflamme inévitablement sur la question du voile. Pour Zemmour, le foulard islamique est le symbole d’une non-intégration délibérée. Il va plus loin, le liant à la tradition “endogame” (le fait de se marier au sein de sa communauté), voyant le voile comme un signe de séparation, un marqueur rendant la femme “interdite” au reste de la société française. C’est, pour lui, le cheval de Troie d’une société de “différence et d’absolu”.
Tariq Ramadan, habitué à cette attaque, opère une distinction stratégique. Il se positionne fermement contre l’imposition du voile, citant son opposition publique à des régimes comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran qui le rendent obligatoire. Mais, dans le même souffle, il se dresse tout aussi fermement contre son interdiction en France. Il défend le “choix” de ces femmes, affirmant en connaître beaucoup qui le portent par conviction et qui ne sont en rien “soumises”. Il renvoie Zemmour et Naulleau à ce qu’il perçoit comme une obsession, une tentative de juger l’intime conviction de citoyennes françaises.
L’échange devient alors un dialogue de sourds. Chaque argument de l’un est perçu par l’autre comme la preuve de sa duplicité ou de son idéologie. Éric Naulleau reproche à Ramadan son “double discours”, cette capacité à adapter ses propos en fonction de son auditoire, une accusation récurrente contre l’intellectuel. Ramadan, lui, accuse ses interlocuteurs de ne pas lire ses textes et de se baser sur des procès d’intention.

La tension monte encore d’un cran lorsque le débat glisse sur des questions théologiques, notamment la peine de mort pour apostasie (le fait de quitter l’islam). Ramadan affirme avoir démontré, textes à l’appui, que la position majoritaire imposant la mort était “une opinion parmi d’autres” et que des savants musulmans la contestaient dès le 8e siècle. Mais pour ses contradicteurs, le simple fait que le débat existe est la preuve d’un problème.
C’est alors que survient le moment le plus marquant de la soirée, celui qui sort le débat du strict cadre intellectuel pour le faire basculer dans l’émotionnel. Francis Huster, l’acteur, jusque-là plus en retrait, prend la parole. Il ne se place pas sur le terrain de la théologie ou de la sociologie, mais sur celui du ressenti. Il oppose son identité de “juif français” et d'”artiste français”, une identité qu’il lie à l’humanisme, à la liberté, à une France qui “assume tout, de Clovis au Comité de salut public”.
Puis, regardant Tariq Ramadan droit dans les yeux, il lâche la phrase qui glacera le plateau : “Plus je discute avec vous, plus vous me faites peur”.
Le silence qui suit est assourdissant. La réponse de Ramadan fuse, ironique et défensive : “Ça change, d’habitude c’est vous qui faites peur”. Mais le mot est lâché. La “peur”. Huster a mis des mots sur le sentiment que Zemmour et Naulleau tentaient de théoriser : la peur d’un projet, la peur d’une vision du monde perçue comme incompatible avec “l’histoire de France”.
Éric Zemmour enfonce le clou, s’adressant directement à Ramadan : “Si vous prenez le pouvoir dans ce pays, ou des gens qui vous ressemblent, la France se trahit. Vous êtes opposé à l’histoire de France”. L’accusation est totale.
Lorsque Ramadan est pressé de définir sa propre identité, il répond par une formule devenue célèbre, illustrant la complexité qu’il revendique face à la simplicité que ses critiques lui reprochent : “Je suis suisse de nationalité, égyptien de mémoire, musulman de religion, européen de culture, universaliste de principe”. Une identité multiple, “en ponts”, qui s’oppose radicalement à l’identité “enracinée” de Zemmour.
Ce soir-là, “On n’est pas couché” a cessé d’être une émission de divertissement. Elle est devenue l’arène où se sont jouées les angoisses identitaires d’une nation. Il n’y a eu ni vainqueur, ni vaincu. Il n’y a eu que l’exposition brutale de deux mondes qui coexistent, se côtoient, mais peinent à se comprendre.
Plus de dix ans après, cet échange reste une archive essentielle pour comprendre la France contemporaine. Les thèmes sont les mêmes, les tensions sont plus vives que jamais, et les protagonistes de l’époque sont, d’une manière ou d’une autre, toujours au centre du jeu. Cet affrontement n’était pas la fin d’un débat ; ce n’était que le début du vacarme. Et ce vacarme, ce soir-là, était assourdissant.



